• L'lstoire de la Chastelaine du Vergier et de Tristan le chevalier" - Essai d'interprétation

    Revue Romane, Bind 23 (1988) 2

    "L'lstoire de la Chastelaine du Vergier et de Tristan le chevalier" (XVe siècle) Essai d'interprétation

    par

    Jonna Kjær

    1. Allusions à la légende de Tristan: quelques grands thèmes et motifs mineurs

    L'lstoire de la Chastelaine du Vergier et de Tristan le chevalier - tel est le titre donné par Yexplicit du texte qui sera étudié ici: Cy finist l'istoire de la Chastelaine du Vergier et de Tristan le chevalier. Le titre qui se trouve au début du texte (dans le manuscrit) dit simplement: La Chastelaine du Vergier.

    Il s'agit d'un remaniement en prose du célèbre poème de la Chastelaine de Vergi du XIIIe siècle (que nous appellerons désormais la Chastelaine; la châtelaine désignant le personnage), remaniement qui occupe 24 feuillets (fol. 108r - 13 lv) d'un recueill (B. N. nouv. acq. fr. 6639) constitué dans la Vallée d'Aoste, probablement juste après 1477, selon J. Brocherel: le terminus post quem du manuscrit serait donné par le mariage conclu en mars 1477 entre Louis de Challant- Aymavilles et Marguerite de la Chambre; les armes réunies de leurs familles se trouvent dans le codex. — Cette version en prose (désormais: Ylstoire), dont il n'existe que ce texte manuscrit unique, a été éditée (transcrite) trois fois, dans Novelle e poesie (n. 1-41).par J, Brocherel (p. 5-17)etpar René Stuip(éd. 10/18, p. 81-109).

    Comme l'on sait, le poème de la Chastelaine a joui d'une popularité remarquable; il est transmis par une vingtaine de manuscrits et a été traduit et remanié plus ou moins librement jusqu'au XVIIIe siècle, où le nom de l'héroïne devient "la dame de Fayel" (comme l'héroïne du roman de Jakemes de la fin du XIIIe siècle qui reprend la légende populaire du cœur mangé) et "Gabrielle", tandis que son amant se confond avec le poète appelé le châtelain de Coucy2. Dans une version italienne du XIVe siècle, l'amant prend le nom de "Messer Ghuglielmo", et chez Bandello, au XVIe siècle, (Le Novelle, IV, 5) - qui s'inspire de la 70e nouvelle de YHeptaméron de Marguerite de Navarre — il s'appelle "Carlo Valdrio". Nulle part ailleurs, cependant, on ne voit l'amant pourvu du nom de "Tristan", et c'est cette référence, peut-être consciente, à l'amant d'lseut qui sera le premier objet de la présente analyse.

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    Or, ce mélange de deux traditions littéraires, que, à notre connaissance, personne n'a jamais examiné à fond, ne constitue pas le seul intérêt de Yhtoire. En tant que création individuelle et indépendante, c'est un texte curieux et difficile, d'une richesse indéniable, mais sauf quelques mentions passagères, nous ne connaissons pas d'étude spéciale à son sujet (hors les présentations assez brèves de J. Brocherel et de René Stuip), ni de discussion sérieuse sur sa place généalogique dans la tradition (hors celle de Leigh A. Arrathoon qui se concentre sur Marguerite de Navarre et qui pense qu'elle s'est inspirée directement de Yhtoire pour sa nouvelle 70 de YHeptaméron). Bref, ni le texte même, ni ses rapports avec la Chastelaine d'une part, ni avec la légende tristanienne d'autre part, n'ont encore été étudiés de façon détaillée.

    Dans une première phase, nous allons examiner la parenté entre Yhtoire et la tradition de Tristan, ce qui nous obligera à parler aussi de la Chastelaine pour relever la tendance de Yhtoire à s'éloigner de ce texte qui est pourtant son modèle le plus immédiat. Afín de préciser encore cet éloignement, nous proposerons ensuite une interprétation de Yhtoire et de son univers idéologique spécifique malgré la fidélité à l'intrigue de la Chastelaine. En dernière analyse, Yhtoire est toujours à considérer comme un remaniement de la Chastelaine et non pas comme une nouvelle version tristanienne.

    A propos du nom de Tristan dans Yhtoire, Gaston Raynaud suggère que: "Le chevalier est appelé Tristan, sans doute par une confusion avec le Tristan, amant d'Yseut, qui figure dans un vers du poème (v. 760)" (p. 158). Le passage de la Chastelaine auquel il renvoie contient la plainte de la châtelaine qui se voit trahie par le chevalier quand celui-ci a révélé le secret de leur amour:

    Je cuidois que plus loiaus
    me fussiez, si Dieus me conseut,
    que ne fu Tristans a Yseut; (éd. G. Raynaud, v. 758-60)

    On trouve aussi chez Gaston Raynaud des renvois intéressants à Froissart qui compare la châtelaine et son amant à d'autres couples d'amants fidèles, allusions importantes puisque créées selon toute probabilité avant Yhtoire. Chez Froissart, la châtelaine est placée avec Tristan et Iseut dans le Paradis d'amour:

    II y sont Tristams et Yseus...
    Et des dames y est Helainne
    Et de Vregi la chastelainne,

    — et dans sa Prison amoureuse, avec Tristan et Iseut (et le châtelain de Coucy et
    la dame de Fayel):

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    Qu'en avint Tristan et Yseus
    Qui furent si vrai amoureus;
    Le castellainne de Vregi;
    Et le castellain de Couchi
    Qui oultre mer morut de doel?
    Si fist la dame de Faioel
    Apriès le mort dou baceler.

    (ces vers de Froissart sont cités ici d'après G. Raynaud, p. 155-56).

    Dans la conception de Froissart, il y avait donc une affinité entre l'amour de la châtelaine et celui de Tristan; nous allons reprendre cette idée d'affinité dans ce qui suit, mais il convient de signaler d'abord que Jean Frappier fait des réserves sur la suggestion de Gaston Raynaud; voici comment: "le chevalier n'est plus anonyme, mais s'appelle Tristan, sans qu'il s'agisse forcément d'une confusion avec l'amant d'Yseut..." (p. 110).3

    Pour expliquer ce qui a pu motiver l'introduction du nom de Tristan dans Vlstoire, il est utile de considérer les grands thèmes dominants dans la Chastelaine et de voir comment certaines ressemblances entre ce texte et la légende de Tristan viennent renforcer la citation de Tristan et Iseut dans la Chastelaine. Voici d'abord un résumé de l'intrigue de la Chastelaine:

    La nièce du duc de Bourgogne, la châtelaine de Vergi, accorde son amour à un chevalier de la cour ducale, à condition qu'il garde secret cet amour; s'il le révèle, il la perdra. La duchesse désire faire du chevalier son amant, et comme il s'y refuse, elle veut se venger. Elle accuse donc le chevalier auprès du duc en disant qu'il lui a demandé son amour. Le duc se fâche, et pour éclaircir l'affaire, il menace le chevalier d'exil à moins qu'il ne puisse lui dire qu'il aime une autre femme que la duchesse. Dans ce dilemme, le chevalier révèle non seulement son amour pour la châtelaine, mais aussi le signal convenu entre eux: quand le petit chien de la châtelaine court dans son jardin (le "vergier"), la voie est libre. Le duc toujours méfiant exige d'assister au rendez-vous suivant, et la nuit même, il accompagne le chevalier pour contempler, caché derrière un arbre et à l'insu de la châtelaine, les ébats amoureux du couple. U conclut ainsi au mensonge de sa femme. Il promet au chevalier de garder son secret. - La duchesse voyant la bonne entente entre le duc et le chevalier en devient furieuse, et par ruse féminine - dans le lit conjugal - elle se fait révéler toute la vérité par son mari. Elle promet le secret, mais elle jure en même temps de se venger sur la châtelaine.

    A la Pentecôte, le duc donne une grande fête, et devant tous les invités, la duchesse révèle le secret de l'amour de la châtelaine et le rôle joué par le petit chien. Pour la châtelaine, seul le chevalier a pu renseigner la duchesse, ce qui révèle sa préférence pour cette dernière. Retirée dans une chambre, elle se plaint amèrement de sa trahison pour mourir enfin de douleur. Une jeune fille cachée dans la chambre a tout entendu, et elle informe d'abord le chevalier, et ensuite le duc, de la raison de la mort de la châtelaine. Le chevalier se suicide parce que sa déloyauté a tué celle qu'il aimait; le duc en colère tue la duchesse, comme il avait déjà menacé de le faire au cas où elle révélerait le secret qu'il lui

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    avait confié. Le lendemain il enterre les amants dans un cercueil commun en séparant
    nettement leur tombeau de celui de la duchesse. Lui-même part en croisade pour devenu-
    Templier et ne jamais revenir.

    L'on voit que le thème central de cette intrigue est le secret de l'amour, imposé à l'amant par son amie. Frappier considère que la châtelaine est une femme mariée, mais son argument n'est pas décisif (la Chastelaine, v. 710-14 et Frappier, p. 101; à notre avis, le mot seigneur peut aussi bien renvoyer au duc qu'au mari hypothétique de la châtelaine; cf. Yhtoire, p. 102 où seigneur renvoie au duc). L'essentiel nous semble résider dans le fait que, comme le signale F. Whitehead, le secret est une épreuve de fidélité ("a test of fidelity", éd. 1944, p. xv; cf. aussi éd. 1951, p. xixss.), et que, par conséquent, le secret est motivé non pas par la crainte du scandale, mais par le désir (le besoin) de loyauté réciproque en amour. Comme le dit aussi Payen (p. 216), le secret est "une épreuve plus qu'une précaution". Quelle que soit la motivation du secret — et nous allons y revenir en parlant de Ylstoire — l'on devine que celui-ci a pu faire penser à la nécessité de cacher l'amour du jeune couple, cet amour étant la transgression d'une norme.

    Un autre thème important est lié à celui du secret, à savoir la loyauté. Ce n'est guère un hasard si c'est ce thème qui caractérise l'amour dans la citation du Tristan incorporée dans la Chastelaine, car pour le Tristan de la légende, le conflit est permanent et insoluble entre deux loyautés, celle qu'il doit en tant que chevalier à son oncle Marc, et celle qu'il doit à Iseut, en tant que son amant. Dans la Chastelaine, le dilemme du chevalier est explicite au moment où il manque à son amour en révélant le secret, et il commet cette trahison afin de sauvegarder la loyauté qu'il doit à son seigneur le duc, l'oncle de la châtelaine. Seulement, sa motivation est mal comprise par la châtelaine qui interprète la trahison comme une preuve de l'amour du chevalier pour la duchesse, parce qu'elle croit que c'est à celle-ci qu'il a révélé leur amour. Ainsi est introduit le thème du malentendu, qui devient d'autant plus tragique que la châtelaine ne meurt pas à cause du malentendu comme c'est le cas du Tristan de la légende, manifestement tué par le mensonge d'lseut aux Blanches Mains. Selon la logique de la Chastelaine, qui se construit à partir du secret comme une épreuve de fidélité, la mort est la conséquence nécessaire de la révélation du secret, et la châtelaine aurait dû mourir, même si elle avait connu les circonstances véritables de la trahison. Néanmoins, il est clair que la mort de la châtelaine, qui se croit abandonnée, est d'un tragique poignant qui évoque la situation du Tristan de la légende.

    Pour conclure cet aperçu des grands thèmes dominants de la Chastelaine, il faut évidemment mentionner le parallélisme entre le suicide du chevalier auprès de sa maîtresse, et la mort d'lseut sur le cadavre de Tristan dans la légende. Malgré l'inversion des rôles féminin-masculin, la fin des deux histoires, de la Chastelaine

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    et du Tristan, permet de les caractériser globalement comme des récits d'un
    amour fidèle et malheureux, terme assez vague, il est vrai, mais qui sera précisé
    lorsque nous comparerons la Chastelaine et Yhtoire.

    Terminons cette phase de l'analyse en prêtant la parole à Jean Charles Payen qui se prononce ainsi sur la citation de Tristan et Iseut dans les vers de la Chastelaine fort pertinemment repérés par Gaston Raynaud: "...le présent monologue [i. e. la plainte de la châtelaine] contribue à dévoiler le sens de l'intrigue [Payen souligne]. La référence à Tristan (v. 760) ne saurait se réduire à une simple comparaison (...). Le texte fait apparaître cette conscience déchirante d'une inégalité dans l'amour (...) la plus grave accusation qu'elle [i. e. la châtelaine] formule contre lui (i. e. le chevalier] est de l'avoir abusée, comme le prouve la fréquence des termes qui évoquent la déloyauté de l'amant. A cette déloyauté, la châtelaine ne cesse d'opposer le caractère absolu, définitif et total de son engagement..." (p. 225-27). De façon très générale, ces remarques pourraient s'appliquer aussi aux différentes plaintes de Tristan dans le roman de Thomas (éd. Wind: début du fragment Sneyd 1 ; discours à Kaherdin, Douce, v. 1123-1299; l'agonie, Douce, v. 1760-70), mais nous ne prétendons pas que l'auteur de YLstoire, qui s'inspire peut-être de telles plaintes, ait eu sous les yeux un quelconque texte de Tristan; tout ce que nous essayons de relever ici ce sont les thèmes qui ont pu l'inciter à introduire le nom de Tristan dans son remaniement de la Chastelaine, c'est-à-dire dans son Istoire de la Chastelaine du Vergier et de Tristan le chevalier.

    Dans le grand travail de Pal Lakits sur La Châtelaine de Vergi et l'évolution de la nouvelle courtoise, l'objectif du chapitre sur "Le roman de Tristan" (p. 20-26) est de cerner l'influence de la légende tnstanienne sur la Chastelaine; l'auteur cherche donc les "sources", et son analyse se situe à un niveau d'ordre textuel. Dans un esprit documentaire, qui veut établir des correspondances démontrables, Lakits est amené à réfuter certains traits de ressemblances, invoqués par d'autres chercheurs: le petit chien dressé, le rendez-vous épié, la plainte de la châtelaine et la mort par désespoir d'amour.

    En ce qui concerne le chien, Lakits veut bien y voir un parallèle à "Petitcrû", chien magique venu du pays des fées et qui porte une clochette dont le tintement fait oublier toutes les peines (Tristan envoie ce chien en cadeau à Iseut dans la version de Gottfried), mais le motif ne lui semble pas assez précis pour croire à une influence directe. Au niveau où nous nous plaçons, il importe de mentionner aussi, comme le fait Frappier (p. 98), que la légende de Tristan connaît aussi le chien "Husdent", compagnon des amants dans la forêt du Morois et dressé à chasser sans aboyer (chez Béroul), et nous estimons, avec Frappier, que le chien de la Chastelaine est un "emprunt adapté": il est afetié, dressé (w. 718,736,908)

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    à sortir dans le jardin pour servir de signal au chevalier. Frappier établit le parallèleavec "Husdent" en disant: "De son côté, le "chienet", dans le verger de la châtelaine, remplit certainement son office à la muette" (p. 98; Frappier souligne).Par son silence dans le Morois, "Husdent" protège les amants, pour ainsi dire, et Frappier a sans doute raison de remarquer que le chien de la Chastelaine est aussi silencieux, qu'il n'aboie pas, mais il convient de constater que dans Yhtoire le petit chien de la châtelaine porte "ung petit [collier] de clochettes" (éd. p. 88) - comme "Petitcrû" - et il est dit que la châtelaine "fist diligence d'endoctriner son petit chien en telle maniere que Tristan le bon chevalier le vist venir par mainteffois faire le tour, comme dit estoit" (ibid.). Ainsi, la clochette et le dressage semblent indiquer que l'auteur de Ylstoire a pensé non seulement à "Husdent", comme dans la Chastelaine, mais aussi à l'autre chien de Tristan, "Petitcrû".

    Un autre point de similitude entre la Chastelaine et la légende de Tristan, le rendez-vous épié, n'est pas reconnu comme tel par Lakits. A son avis, invoquer ici une parenté entre le rendez-vous épié de la Chastelaine et celui de la version de Béroul est absurde, et: "tout est diamétralement opposé" (dans les deux scènes). Sans insister sur une "opposition diamétrale" (le rendez-vous chez Béroul doit innocenter les amants aux yeux du roi Marc, tandis que celui de la Chastelaine est au contraire une démonstration de l'amour — mais toujours pour disculper Tristan), il faut noter que dans la Chastelaine, seul le chevalier sait que le duc est caché "d'un arbre moût grant et moût large" (v. 389), tandis que chez Béroul les deux amants ont découvert la présence de Marc dans l'arbre et agissent de connivence pour le déconcerter. Dans Ylstoire, le duc se cache "dessoubz ung bel rosier vert et flory" (p. 95) qui fait rêver: serait-ce une allusion au rosier planté sur la tombe d'lseut par Marc et dont les branches s'entre-croisent avec celles du cep de vigne planté sur la tombe de Tristan (comme dans la version d'Eilhart)? Quoi qu'il en soit de ce détail, il est sûr que la scène du rendez-vous épié est centrale, non seulement dans la conception thématique de Ylstoire, mais également au niveau structural, puisqu'elle se trouve ici vers le milieu du récit (p. 95-98), tandis que la Chastelaine la situe dès la fin du premier tiers.

    Frappier a suggéré une ressemblance entre la plainte de la châtelaine dans la Chastelaine et celle que prononce Iseut pendant la tempête (chez Thomas), mais Lakits refuse cette idée: "Le monologue plaintif des amants abandonnés est courantdans les romans (...) toute la ressemblance textuelle se réduit à deux vers...". Nous sommes d'accord avec Lakits, mais pour nous, la différence capitale réside dans la prière à Dieu de la châtelaine (v. 820-34) en opposition avec la colère contre Dieu (contre l'orage provoqué par lui) qu'exprime Iseut, monologue qui. par là, correspond parfaitement au dénouement dépourvu de solution chrétienne

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    de la version de Thomas.4

    En ce qui concerne la mort par désespoir d'amour, Lakits admet que celle de la châtelaine permet de penser au désespoir d'lseut, mais il ajoute: "L'idée d'une telle fin était partout...". Pour lui, la mort dans la Chastelaine a plutôt comme origine celle de Piramus que celle de Tristan et Iseut.

    Nous avons montré que les motifs du chien et du rendez-vous épié sont repris dans Vlstoire d'une manière qui laisse croire que l'auteur du remaniement a trouvé que les éléments correspondants dans la Chastelaine pouvaient avoir une affinité avec la légende de Tristan. Par contre, et nous sommes d'accord avec Lakits làdessus, la plainte et la mort de la châtelaine ne permettent pas de parler de rapports précis entre la Chastelaine (— ou Vlstoire —) et la légende de Tristan.

    Après cette réfutation, Lakits propose lui-même d'autres parallèles avec le Tristan qui, selon lui, ont pu jouer dans la genèse de la Chastelaine. Lakits ne mentionne pas la version de Vlstoire, et nous devons croire qu'il ne connaît pas ce texte, ni son existence. Cependant, les parallèles qu'il propose entre la Chastelaine et le Tristan nous semblent encore plus évidents entre Ylstoire et le Tristan, et ce fait étaye notre thèse selon laquelle l'auteur de Vlstoire aurait vu ces similitudes, qu'il aurait pris les éléments pertinents dans la Chastelaine et qu'il les aurait développés en s'inspirant de ce qu'il connaissait de la légende de Tristan (que ce soit par transmission orale ou éventuellement par sa lecture du Roman de Tristan en prose, ou les deux).

    En se référant aux épisodes de la colère de Kaherdin (versions de la Saga norroise et de Sir Tristrem, cf. éd. Bédier, I, chap. 34-35) et du cortège de la reine (selon Thomas, éd. Wind, fragment de Strasbourg 1), Lakits relève le motif de la beauté de la reine Iseut qui surpasse la beauté d'lseut aux Blanches Mains, comme la beauté de la châtelaine surpasse celle de la duchesse, et il rapproche les attitudes de Kaherdin vis-à-vis de Tristan d'une part et du duc vis-à-vis du chevalier de la Chastelaine d'autre part, de même que la prière de garder le secret de l'amant, commune à la Chastelaine et au Tristan est suivie par la promesse accordée par le duc et Kaherdin, respectivement.

    L'idée de la beauté de la châtelaine qui surpasse celle de la duchesse n'est
    qu'implicite dans la Chastelaine, mais chez l'auteur de Vlstoire, elle se retrouve
    de façon tout à fait explicite:

    "Duchesse", dit le duc, "ne m'en paillés ja mais, se couroucer ne me voullés, car je scay bien que Tristan ayme dame par amours plus belle, plus jeulne, plus gracieuse et plus plaisant que vous n'estes, et qu'y ne penssa onques en vous a deshonneur." "Voyre", dit la duchesse... (p. 99)

    Un autre parallélisme observé par Lakits s'impose avec évidence, à savoir celui

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    entre la duchesse de la Chastelaine et Iseut aux Blanches Mains dans le roman de Tristan par Thomas. Lakits cerne bien le caractère de ces deux femmes: "II s'agit de deux femmes passionnées, profondément blessées dans leur orgueil féminin et qui, aveuglées par une jalousie haineuse, n'hésitent pas, le moment de la vengeancevenu, à prononcer des paroles meurtrières". Nous pouvons ajouter à cette comparaison entre la Chastelaine et le Tristan de Thomas que dans Vlstoire, le caractère passionné et vindicatif de la duchesse est poussé à l'extrême, et que cette femme lubrique et méchante dépasse de loin l'image de l'autre Iseut dans la version de Thomas. Dans Vlstoire, la duchesse veut se venger non seulement sur la châtelaine comme dans la Chastelaine, mais aussi sur le chevalier (ici nommé Tristan), ce qui nous rapproche encore de la fin du Tristan. En plus, le trait de caractère qui identifie le plus remarquablement cette femme dans Vlstoire est sa disposition pour la calomnie — et par là elle remplit la fonction non seulement des "losengiers" conventionnels de la tradition courtoise, dont on trouve des marques dans la Chastelaine, mais aussi, implicitement il est vrai, des trois barons félons du Tristan selon Béroul. On va voir comment la calomnie est explicitée dans le prologue et le récit même de Vlstoire qui développent considérablement ce motif.

    Enfin, Lakits rapproche la plainte de la châtelaine du monologue de Tristan (chez Thomas, fragment Sneyd 1, éd. Bédier, I, v. 99-138; éd. Wind, fragment Sneyd 1, v. 47-86) où celui-ci se croit oublié et cherche à découvrir les raisons de la trahison supposée tout en protestant de sa propre fidélité. Ajoutons cependant que la "trahison" est de caractère très différent dans la Chastelaine et le Tristan (trahison du secret de la fine amor contre le soupçon qu'lseut jouit corporellement de son mari) bien que le sentiment d'être abandonné pour une autre personne soit le même. Notons d'ailleurs que vers cette fin de sa discussion, Lakits semble se distancier de son propre critère de concordance textuelle, appliqué au début. Il se rapproche ainsi de notre manière de voir, seulement les monologues en question sont à nos yeux assez différents, autant textuellement qu'idéologiquement. Nous dirions pourtant que, généralement parlant, l'atmosphère de lamentations de la Chastelaine rapproche ce texte des fragments conservés du roman de Tristan par Thomas.

    Dans cette perspective, il n'est pas dépourvu d'intérêt de signaler que Vlstoire développe à plaisir le côté plaintif du récit. Écoutons seulement le prosateur qui termine son prologue avec les mots suivants: "...dont a ce propos veuil racompter une ystoire de merveilleuse pitié" (p. 82). Voilà déjà indiqué l'essentiel de sa conception.En plus, deux pages plus loin, dans le récit même, il nous avertit par les paroles de son Tristan le bon chevalier de l'issue probablement tragique des événements;nous lisons la première conversation, déjà amoureuse, entre les protagonistesoù

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    gonistesoùTristan communique à la châtelaine ses craintes devant l'amour: "... que la volonté de Dieu vous a amenée en ceste court, pour mon tres heureux advancementou pour ma piteuse destrucción...''' (p. 84). Est-ce qu'on n'entend pas au moins résonner ici les mots qui introduisent la catastrophe finale dans le romande Tristan par Thomas: "Oiez pituse desturbance, / Aventure mult doleruse ..." (éd. Wind, Douce, v. 1582-83)? Ou peut-être y a-t-il une référence implicite au philtre d'amour qui contient aussi la mort (selon Thomas: "Del beivre qu'ensemblebeümes... El beivre fud la nostre mort,... A nostre mort l'avum beû",éd. Wind, Douce, v. 1221-26)? Il est plus sûr, sans doute, de penser à la blessure empoisonnée et mortelle de Tristan, car, dans Vlstoire, la chanson de la duchesse qui révèle l'amour du couple agit précisément comme un poison qui blesse à mort les amants.

    2. Interprétation de "L'lstoire de la Chastelaine du Vergier et de Tristan le chevalier"

    Dans ce qui précède, on a vu comment l'auteur de Vlstoire semble s'être inspiré de la légende tristanienne pour développer ce qui, déjà, dans la Chastelaine, a pu comporter à ses yeux de vagues ressemblances avec l'histoire de Tristan et Iseut. Dans Vlstoire, le nom de Tristan attribué au chevalier est mis en valeur par l'élaboration de certains grands thèmes "tristaniens" comme le secret de l'amour, le conflit des loyautés, le malentendu, l'amour fidèle et malheureux, et par des motifs mineurs comme le chien dressé et portant une clochette, le rendez-vous épié, la beauté de la femme aimée et la jalousie de l'autre, la calomnie, la blessure empoisonnée et par l'atmosphère générale de plaintes et de lamentations (particulièrement typique aux fragments conservés de Thomas).

    Mais Vlstoire doit être étudiée pour elie-même, afin de montrer son univers mental et sa structure idéologique, car c'est dans ce contexte seulement que les éléments en question trouvent leur vraie valeur. Nous allons quitter les allusions possibles à la légende de Tristan pour déterminer d'abord les écarts entre Vlstoire et son modèle le plus immédiat, la Chastelaine.

    Selon certains critiques, le parallélisme entre le début de Vlstoire et celui de la Chastelaine se caractérise en gros ainsi: "Cette rédaction suit d'abord le texte en vers avec une assez grande exactitude (...); mais bientôt la version ne tarde pas à devenir très libre" (P. Meyer, p. 341-42); "Cette rédaction en prose (...) suit d'abord le texte français [i.e. la Chastelaine] d'assez près, puis s'en éloigne et se perd en délayages" (G. Raynaud, p. 158); "En général celle-ci [i.e. Vlstoire] suit la version du XIIIe siècle, mais il y a quelques différences remarquables..." (René Stuip, 10/18,p. 72).

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    Soyons précis: au niveau de l'intrigue et du déroulement de l'action, Vlstoire suit de près la Chastelaine d'un bout à l'autre, mais il est notable qu'une longue interpolation (de 5 feuillets et demi) est ajoutée entre le prologue et le début du récit. C'est René Stuip (10/18, p. J 2) qui a fait le calcul selon lequel le texte en prose est au début (jusqu'à l'essai à^âéduction entrepris par la duchesse) neuf fois plus long que le texte en vers (considérant la longueur totale des deux textes, Stuip compte environ 48000 signes pour la version en prose, 32000 pour le texte en vers).

    Le début ajouté raconte la naissance de l'amour entre le bon chevalier Tristan et la jeune fille qui est appelée àia cour de Bourgogne par son oncle, le duc. Nous apprenons que celui-ci la fait châtelaine d'un de ses châteaux voisins; ainsi sont expliqués son état civil (célibataire) et son titre de châtelaine. La châtelaine et Tristan se rencontrent dans les fêtes au château ducal et tombent amoureux l'un de l'autre. Tristan est "noble, vaillant et plain de toute biaulté (...) tant bel de personne que c'estoit merveilles, et de si bel service et si gracieulx en ses affaires que tous ceulx de la court quy tandoient a honneur prenoient exemple a 1uy..." (p. 82), et la châtelaine est "jeulne, joieuse et tant belle dame que de la biaulté et bonté ne puis donner louange sufisant..." (ibid.).

    Dans l'ensemble, cette "préhistoire" du couple, qui est ajoutée dans Ylstoire, justifie le mot "istoire" du titre donné dans Yexplicit, puisqu'elle complète la version en vers qui présente seulement la crise du couple amoureux. Comme le dit très bien Jean Rychner,le narrateur de la Chastelaine "concentre son attention sur un drame psychologique" et raconte "une intrigue mentale serrée [qui] se referme (...) sur elle-même, sans débouché sur le monde extérieur" (p. 87). Il en est tout autrement dans Ylstoire.

    Les prologues de la Chastelaine et de Ylstoire diffèrent considérablement. D'abord, le mot central du prologue de la version en vers est Y amour (v. 6, 11, 16), et nous retenons surtout l'expression "li fin amant" (v. 12), et il s'agit bien dans cette version de la fine amor (cf. p. ex. la plainte de la châtelaine qui comporte deux mentions de la "fine amor", vv. 784 et 808). Le prologue de la Chastelaine est un avertissement contre ceux qui divulguent l'amour (nommés les "faus félons" dans l'épilogue, v. 957): ceux qui "d'estre loial samblant font" dénoncent l'amour, ridiculisent les amants et détruisent ainsi l'amour par leur déloyauté. Avec douleur et honte, il faudra que les amants renoncent à l'amour "si comme il avint en Borgoingne" (v. 18).

    En revanche, l'épilogue de cette version est plutôt encourageant: l'auteur recommande qu'on lise son texte comme un exemple (v. 951) qui enseigne aux amants de garder le secret de leur amour, car ainsi ils n'auront rien à craindre de la part des "faus félons".

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    II est évident que l'auteur se réfère dans le prologue et l'épilogue à la tradition courtoise de la fine amor. Dans le récit même, se trouve la référence au châtelain de Coucy "qui au cuer n'avoit s'amor non"(v. 292-93), suivie de la citation d'une strophe de son "A vos, (Amours) Amants, plus qu'a nulle autre gent" (v. 295-302).

    Il a été question plus haut de la motivation du secret dans la Chastelaine. Dans Yhtoire aussi, le secret est important, mais la perspective est différente, et la conception de l'amour est aussi changée: on ne retrouve pas les expressions fin amant et fine amor, l'épithête ayant été remplacée par parfait et surtout loyal: loyal amant, loyailes amours.

    La référence au châtelain de Coucy ainsi que la strophe citée ont disparu, mais pas sans laisser des traces qui montrent que l'auteur a fait une omission consciente: il a gardé l'idée d'intercaler ce qu'il nomme "une douloureuse chanson" (p. 102) dans son texte, et cette chanson est chez lui la révélation du secret faite par la duchesse qui, dans Ylstoire, chante sa méchanceté:

    Chastelayne, soyés bien joincte, Car bel amy avés et cointte, Et si savés bien le mestier Du petit chiennet affaictier.

    (p. 102; ces vers reproduisent (presque) textuellement les vers 707-08 et 717-18
    de la Chastelaine qui rendent la révélation parlée de la duchesse).

    Non seulement le concept de l'amour est changé, mais cette version l'aborde sous un autre angle que la version en vers. En effet, dans le prologue de Ylstoire, il n'est pas du tout question d'amour! De plus, et contrairement au prologue (et à l'épilogue) de la Chastelaine, les amants ne sont pas mentionnés ici, où seulement la duchesse apparaît — et cela sous l'image du serpent:

    (...) ies langues de telles gens sont comparees aux langues des serpens qui souvent tout ce
    qu'elles touchent nasvrent a mort. Si seroit moult profitable sagesse de savoir celler son
    secrept contre telles gens... (p. 81)

    II n'y a pas de doute que c'est la duchesse qui est mentionnée indirectement ici, car dans le récit, sa "douloureuse chanson" est appelée aussi "plaine de venin mortel" (p. 102), et d'abord la châtelaine, puis Tristan en sont effectivement nasvrés a mort (cf. pp. 102 et 106), conformément à l'expression citée du prologue. En plus, la référence implicite au serpent d'Eve, image de la sexualité féminine selon la conception médiévale, est élaborée par le prosateur pour caractériser la duchesse à travers le récit. Il développe aussi la symbolique de la séduction, liée traditionnellement à l'image du serpent.

    Ainsi donc, c'est le caractère de la duchesse qui se trouve relevé dans le prologuede
    Ylstoire, non pas l'amour intime ou "fine". Ce prologue, qui ne parle ni

    Side 271

    d'amour ni d'amants, peut d'ailleurs se lire comme un traité quasi-indépendant qui, en même temps qu'il veut expliquer le message de Ylstoire, ouvre la perspectiveet circonscrit de façon généralisante la force destructrice des personnes malicieuses,fausses, déloyales et hypocrites qui, sous un masque de loyauté et par la confiance abusée, ne visent qu'à se rendre les maîtres des autres afin de les trahir et détruire. Sous la forme de la maxime, l'auteur du prologue s'explique: "Tant que ton secrept as en ton cuer sans l'avoir descouvert, tu le tiens en ta prison; mais si tost que tu l'as desclos a aulire il le tient en la scienne" (p. 81-82). Selon le prologue, il faut savoir garder son secret (n'importe lequel):

    (...) mainttes personnes nobles et vaillans ont esté menees a povreté, a honte et a mort
    pour avoir dit leurs secreps aux mauvais ypocriptes desloyeulx et decevans (p. 82)

    L'auteur veut donc avertir, et nous ne pouvons assez insister sur le fait qu'il n'est pas question d'amour, ni d'un secret concernant spécifiquement l'amour ici. L'auteur parle de n'importe quel secret ou, comme il le dit aussi dans ce prologue: il faut garder ses pensées pour soi-même et ne pas les découvrir aux autres. L'auteur semble vouloir dire que la révélation de n'importe quelle pensée pourrait être dangereuse.

    Déjà la mention des "nobles et vaillans" détruits par les hypocrites déloyaux
    et trompeurs semble indiquer que le prologue s'adresse à un milieu de cour et
    qu'il traite des intrigues et des manipulations entre les courtisans de ce milieu.

    Grâce à l'image du serpent reprise dans le récit qui suit le prologue, il est clair que c'est la duchesse qui illustre la façon dont procèdent les perfides de la cour. En anticipant, nous nous attendons déjà à ce que l'univers clos de la version en vers, univers qui se ferme sur le couple d'amants et leur problème de fidélité interne, devienne dans Ylstoire un milieu de cour ouvert sur la rivalité, la jalousie et la médisance. Nous allons voir comment la crise se résoud finalement dans la grâce de Dieu, car c'est ce qui ressort du dénouement et surtout de l'épilogue, s'il en est un, de la version de Ylstoire.

    Dans la fin de Ylstoire, à l'endroit correspondant à l'épilogue de la Chastelaine
    où l'auteur explique la morale de l'exemple raconté, Ylstoire contient une prière:

    Lequel Dieu glorieux nous doint a tous et a toutes ainssi vivre et finer qu'en la fin nous
    fasse héritiers de son glorieulx royaulme, en participación de vision divine et de perdurable
    paix. Amen. (p. 109)

    Suit Yexplicit, après lequel le copiste a ajouté: "Pour celluy qui m'a escript / Ave
    Maria soit dit."(ibid.)

    La typographie des trois éditions de Ylstoire sépare la prière ("Lequel Dieux
    glorieux...") du texte qui précède (c'est-à-dire du discours que prononce le duc

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    sur le cadavre de la duchesse) et en fait ainsi un épilogue d'auteur. Mais le manuscritne
    présente pas une telle différenciation, la prière en question faisant matériellementpartie
    de la réplique du duc.

    En effet, il appert que l'auteur de Ylstoire a énergiquement restructuré la fin du texte par rapport à son modèle. Considérons la Châtelaine: ici le silence du duc se fait remarquer: "sanz plus tenir longue parole" (v. 916); "sanz parler, tant estoit iriez." (v. 921). Par contre, dans Yhtoire, le duc s'explique d'abord à la duchesse avant de la tuer, et, après le meurtre, il entame une plainte: "Quant le duc eust occis la duchesse, il se prist a complaindre piteusement en ceste magniere..." (p. 109).

    Nous inclinons à intégrer la prière en question dans la plainte du duc (de cette manière le texte n'a pas d'épilogue, ou plutôt: c'est la plainte du duc qui forme ici l'épilogue). Par la prière, la fin du monologue du duc s'apparenterait aux fins des monologues précédents de la châtelaine et de Tristan qui se terminent ainsi (et l'on remarquera aussi la longueur presque égale de ces trois prières):

    La châtelaine: Sire Dieu glorieux, je rens a toy mon ame, priant a Fimfinitté de ta miséricorde que tu la re^oyves a mercy. A Dieu te commant, mon bon amy; je meurs pour toy loyalment amer, si queja mais ne te verray et ja mais vive ne me verras, (p. 105)

    Tristan: Vray Dieu, roy de tous les roys, tout puissant, je te commande en tes
    mains mon esperist, en toy priant que tu ayes misericordieusement mercy
    de ma dame et de moy et que nous mettes ensamble en ta gloire, (p. 108)

    L'intention religieuse dans la fin de Ylstoire est incontestable. Par contre, il n'y a
    dans la Chastelaine que très peu de signes d'une telle intention.

    L'auteur de Ylstoire a donc transformé sérieusement et le début et la fin de son modèle: au début, par la teneur généralisante qu'il donne au prologue et par l'interpolation du récit de la naissance de l'amour qui situe l'intrigue dans le cadre de la cour ducale et — symétriquement presque — par l'ajout des trois prières parallèles et par l'omission de l'épilogue d'auteur de la fin.

    Qu'en est-il dans le récit même? Ici, nous avons déjà relevé l'importance du concept de loyauté, développé sans aucun doute à partir de la Chastelaine et peut-être surtout à partir de la citation dans ce texte de Tristan et Iseut. En outre, la fréquence du terme gracieux (et de ses dérivés) est d'autant plus frappante qu'elle n'a pas d'équivalent dans la Chastelaine (si ce n'est le terme, moins fréquent, de fin comme dans fine amor). Le rôle du duc est central dans Yhtoire (donc beaucoup plus important que dans la Chastelaine), et c'est sa réplique à Tristan après le rendez-vous épié qui met en relief le concept de gracieuseté:

    F.t mercie Dieu quy tant de grâce a fait a vous et a ma niepce qu'y de vos deux cuers a
    fait une voullenté, cai je croy que onques ne furent amours tant acomplies en perfección

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    de vraye loyaulté, plaisir, gracieuseté et honneur come celle de vous deux (...) j'ai passé
    ceste nuit en la plus gracieuse liesse... (p. 97)

    L'adjectif gracieux signifie sans doute l'élégance et l'agrément, et la réplique citée laisse pressentir aussi une connotation avec la grâce divine (sens de pardon; ou de faveur comme dans la citation), mais cette connotation ne devient importante que vers la fin de Yhtoire dans laquelle nous constatons un changement de registre (par les trois prières citées). Jusqu'alors, les implications de l'action sont d'ordre terrestre et concernent la vie à la cour ducale. Dans le récit, le concept de gracieuseté se réfère à une étiquette de cour, qualifiée aussi dans le texte par le terme honneur. Il semble d'ailleurs qu'une dichotomie existe entre l'élégance des formes et l'étiquette extérieures d'une part, et la vie intérieure, sentimentale et morale, d'autre part, entre gracieuseté et honneur et amour et loyauté.

    Selon cette hypothèse, le duc constate, dans la réplique citée, qu'il y a accord entre les signes extérieurs et l'expérience intérieure des amants, mais une analyse de l'amour selon la conception du couple lui-même fera ressortir une complexité et même un conflit entre vie extérieure et vie intérieure.

    Retenons le caractère généralisant — et avertissant — du prologue pour voir comment l'amour du couple illustre les thèmes de loyauté / déloyauté et de secret dans Ylstoire. Cherchons à voir comment est expliquée dans le récit même la tragédie de leur histoire d'amour.

    Il faut revenir à l'interpolation, à l'épisode ajouté qui raconte la naissance de l'amour. Ici, les descriptions de la châtelaine et de Tristan ne laissent aucun doute sur le fait qu'ils sont deux êtres d'exception, autant par leur physique agréable que par leur élégance et leurs qualités morales: le duc fait chercher sa nièce pour qu'elle soit présente à sa cour, et elle est vite aimée et honorée par le duc, la duchesse et tous les nobles; à toutes les occasions solennelles, aux fêtes et aux divertissements, c'est toujours elle qu'on fait venir la première. Malgré sa tendresse et sa jeunesse, comme dit le texte, elle "emportoit la louenge, le pris et la fleur" (p. 83).

    Tristan de son côté, est le premier chevalier du duc; il sert d'exemple à tous ceux qui recherchent l'honneur; il est aimé du duc et de la duchesse; et tous les nobles de la cour le louent et l'aiment, ainsi que font les dames et les demoiselles. Malgré sa jeunesse, son caractère amoureux et sa joie de cœur, comme dit le texte, "il n'avoit mis son voulloir a amer quelque dame" (p. 82).

    La position particulière des deux jeunes gens semble les obliger non seulementà une conduite exemplaire mais aussi à une disponibilité envers tous les membres de la cour (on peut même se demander si ce n'est pas davantage pour rehausser la splendeur de sa cour que par égards pour sa nièce que le duc la fait

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    chercher, au début du récit).

    Conformément à cette obligation vis-à-vis de l'entourage, probablement, la châtelaine explique à Tristan au cours de leur première conversation qu'elle lui a toujours caché son amour parce qu'elle aime l'honneur par-dessus tout (cf. p. 85). Nous nous demandons si cette explication signifie que l'amour exclusif serait interdit selon le code de l'honneur. Écoutons Tristan quand il esquive plus tard la tentative de séduction de la duchesse: "je ayme chascung, et si me samble - la mercy a chascung - que je suis aymé de tous", et encore: "j'ayme chascung en general..." (p. 89 bis).

    Si Tristan refuse de devenir l'amant de la duchesse, c'est évidemment par loyauté
    aussi bien envers la châtelaine qu'envers io due, mais sa prétention à l'amour
    de tous et pour tous mérite notre attention.

    Revenons à la première conversation entre la châtelaine et Tristan. Le thème dominant est ici leur peur devant l'amour. Pourquoi? Que craignent-ils? Pour Tristan, c'est la fausseté en amour (p. 82), et nous apprenons qu'il s'est abstenu d'aimer par crainte des "baratz [i. e. tromperies ou ruses] que. plusieurs tiennent en l'amoureuse vie" (p. 83); il craint la déloyauté en amour (p. 84). Enfin, il a peur de ne plus être maître de son cœur (ibid.).

    La châtelaine, de son côté, se donnerait la mort si elle apprenait la déloyauté,
    c'est-à-dire la révélation de l'amour, mais elle veut bien avoir confiance en Tristan
    et l'aimer s'il est loyal et secret:

    Mon cuer ne fust onques octroyé, ne mes amours, a home qui les decelast; tantost que sa desloyaulté vendroit a ma congnoissance j'en prendioye ma mort pour annoy et amere doulleur. Et se je vous congnoissoie vraiement estre loyal et secrept pour entièrement et deligenment garder tel trésor que c'est de loiaulx amours, je me veuil bien de lénifier en vous... (p. 86)

    Ces paroles nous montrent le rapport entre loyauté, secret — et confiance (le concept
    de confiance est focalisé dans plusieurs passages du récit, p. ex. pp. 91,92,
    93,94,100, 107).

    En fin de conversation, la châtelaine et Tristan s'accordent leurs loyalles amours. Tristan promet d'en garder le secret: s'il révélait l'amour, il se donnerait la mort. La châtelaine aussi affirme vouloir mourir au cas où Tristan trahirait leur "joieuse aliance"(p.B7). Le mot d'alliance est à prendre au pied de la lettre,c'est ce qui ressort du fait que les deux jeunes gens se promettent mutuellement la fidélité et l'amour pour la vie (pp. 86, 87).

    Dans ce que nous avons cité, tout s'explique facilement par l'avertissement du
    prologue, mais si nous considérons le récit même, c'est probablement la Court
    Amoureuse (encore une invention du prosateur) qui permet de saisir la logique

    Side 275

    des craintes exprimées par le couple devant l'amour, de même que la motivation du secret. Dans le récit entier, cette cour est nommée ainsi à trois reprises, à des endroits qui peuvent éclaircir la stratégie idéologique du prosateur: au début, dans cette conversation intercalée sur la naissance de l'amour, enfin dans les plaintes finales de la châtelaine et de Tristan.

    Au cours de la conversation, dans le passage où Tristan craint que l'amour ne
    devienne sa "piteuse destrucción",il donne le nom de Court Amoureuse àia cour
    du duc:

    ...vous estes le meilleur trésor et complaisement de toute richesse quy peult estre désirée et aquise en la Court Amoureuse, Amour n'a plus voullu laissier mon cuer en ma pocession, mais l'a [chassé] tant qu'i l'a pris et ravy es tres haulx pointtes de ses dards, et l'a mis du tout en vostre singulliere obéissance, moy constraignant et obligent a vivre mon temps en vostre service... (p. 84)

    Dans la plainte de la châtelaine, voici comment elle désigne la Court Amoureuse:

    ...bien appert que tu amoyes mieulx la duchesse, et queje n'estoye pas digne de pocider si riche trésor corne d'avoir seulle le don de tes amours. Helias, ou sera plus trouvée loyaulté, quant la fleur de tous les chevaliers parfais et vaillans a si desloyalment faulcé sa promesse en descouvrant amours, pour moy deffendre de la Court Amoureuse? Helias, Fortune... (p. 104)

    Dans sa plainte, qui suit celle de la châtelaine, Tristan regrette la perte de celle
    qui donna tout son prix à la Court Amoureuse:

    Helias, ma tres amiable Dame, j'ay bien cause de multiplier en moy le plus rigoreux deuil
    que cuer humain peult porter, quant aujourd'uy la fleur de toute noblesse (est) perie et
    morte, par quoy la Court Amoureuse a perdu tout son povoir et sa vaillance... (p. 107)

    Le début du texte a montré que tout semble pousser les deux jeunes gens vers l'amour, mais qu'ils s'en sont abstenus par crainte de déloyauté, selon leurs propres paroles. Cependant, aussi bien la duchesse que le duc ont du mal à croire que Tristan n'ait pas une maîtresse:

    La duchesse: ...je me donne bien grant merveille de vostre fait; vous estes le plus bel, le plus vaillant et le plus gracieulx quy soit en nostre court, et si n'est aucung qui se peult appercevoir de vostre amour (...) estre ne peult que vous soyés sans dame par amours que vous ames sur toutes aultres, et quy sur tous aultres vous ayme (p. 89)

    Le duc: ...il ne peult pas estre que chevalier tant bel, jeulne et gracieulx, noble, vaillant
    et parfait come vous estes, soit sans avoir une dame par amour par dessus
    toutes (p. 92)

    Ces deux répliques importent dans la compréhension de Ylstoire, parce qu'elles
    sont des développements très libres par rapport à la Chastelaine et qu'elles exprimentpeut-être

    Side 276

    mentpeut-êtrele code de la Court Amoureuse qui oblige ses membres à se soumettreaux jeux de l'amour. Il est probable que c'est précisément la règle du jeu de l'amour en tant que norme de la cour que craignent la châtelaine et Tristan, et il est significatif que la châtelaine regrette dans sa plainte finale d'avoir perdu la loyauté de Tristan de sorte qu'il n'y a plus personne pour la défendre contre la Court Amoureuse, comme elle dit (p. 104).

    Tristan, de son côté, considère, dès le début, la châtelaine comme "le meilleur trésor et complaisement de toute richesse quy peult estre désirée et aquise en la Court Amoureuse" (p. 84), et quand elle est morte, il se reproche d'avoir causé la mort de "la fleur de toute noblesse" qui donnait son pouvoir et sa valeur à la Court Amoureuse (p. 107). Dans le même esprit, peut-être, c'est par référence à cette cour qu'il qualifie la châtelaine de "princesse d'amours" (i. e. princesse de la Court Amoureuse) au cours de leur rendez-vous épié par le duc (p. 96). Cela nous paraît très probable, si nous comparons avec le titre "roi" au lieu de duc — attribué à l'oncle de la châtelaine par le narrateur à trois reprises (pp. 90 et 101 bis). Ce titre assez étonnant à première vue reçoit tout son sens s'il s'applique au chef de la Court Amoureuse.

    Cette interprétation attire l'intérêt sur la scène que nous considérons comme le centre du récit, à savoir celle du rendez-vous épié, scène de voyeurisme par excellence, où le duc regarde, écoute — et juge la "performance" du couple amoureux (son jugement favorable a été cité plus haut, voir ci-dessus p. 273); la démonstration de gracieuseté offerte par le couple lui a plu, et les jours suivants il fait plus d'honneur et de "bel samblant" que jamais à Tristan, en témoignage de sa satisfaction, ce qui attise d'ailleurs la haine de la duchesse.

    Si Tristan appelle la châtelaine "princesse d'amours" précisément au cours de cette scène, c'est sans doute pour faire plaisir au duc qui écoute et pour démontrer que l'amour du couple s'accorde aux conventions amoureuses de sa cour. Il faut se rappeler que le rendez-vous est exécuté pour le duc par Tristan. La châtelaine n'étant pas au courant de la présence du duc et n'étant donc pas consciente d'une mise en scène voulue par Tristan, le rendez-vous prend la valeur d'une trahison supplémentaire (à celle de la révélation verbale du secret) de la part de Tristan envers sa dame. On pourrait dire la même chose de l'épisode correspondant dans la Chastelaine, mais le prosateur accentue sensiblement la complicité entre Tristan et le duc.

    Le texte de Yhtoire présente ainsi l'entrée en scène "gracieuse" du couple:

    Le bon chevalier vint a sa dame et maistresse (...) il la salua en tres amoureuse reverance, et elle luy vint encontre a moult humble et joieuse chère, en le recevant et le acueillant tant bel que plus dire ne puis. Et apprés se qu'i se furent entrebaisiés et acollés moult honorablement et par magniere tres ordonnée, ilz commencèrent a parler ensamble moult

    Side 277

    gracieusement de plaisantes paroles... (p. 95-96)

    - et la sortie de scène:

    ...mais force estoit de eulx departir pour garder leurs honneurs. Pour quoy ilz prisrent le
    plus gracieulx congié quy fust onques veu... (p. 97)

    Déjà avant le rendez-vous, le duc approuvait volontiers l'amour entre sa nièce et
    Tristan, car il disait à ce dernier:

    ...vous ne m'aves en nulle magniere courcé ne offendu pour avoir prises aliances de loialles amours avec ma niepce du Vergier, car je croy que on ne pourroit au monde trouver amours mieulx parties de toute biaulté, bonté, gracieuseté et noblesse d'une part et d'aultre(p.

    Après le rendez-vous, le duc est encore plus satisfait de l'amour des jeunes gens, et ce n'est pas dans son attitude qu'il faut chercher la motivation de leur secret; ce n'est pas non plus dans le rang plus élevé de la châtelaine (mentionné dans le texte, p. 83), et comme elle n'est pas mariée, il n'est pas question d'adultère (comme dans le Tristan et éventuellement dans la Chastelaine).

    Au cours de la première conversation du couple, on a vu jusqu'à quel degré ils se méfient de l'amour, mais de quel amour? N'est-ce pas de l'amour tel qu'il se pratique à la cour du duc, à sa Court Amoureuse, et ne faut-il pas croire que les sentiments amoureux éprouvés mutuellement par nos héros sont d'un autre genre que ceux répondant à la norme de la cour? Ils ne veulent aimer que dans la loyauté et s'ils tiennent à leur secret, c'est pour se protéger contre leur entourage. C'est la duchesse qui représente celui-ci, de façon caricaturale, il faut bien le croire. C'est par un coup de tête, si l'on peut dire, que lui vient la "diabolicque temptacion" de "faire folie" avec Tristan et qu'elle essaye de le séduire (p. 88). Elle procède par "plusieurs atraiemens, tant par bel samblant que par amoureuses parolles, et [par] luy donner aucung gracieulx don" (ibid.). Nous connaissons la suite, ses calomnies, ruses et "baratz".

    Au moment où la tragédie est manifeste, il est intéressant de voir que, contrairement
    à ce qui est le cas dans la Chastelaine, le problème de la culpabilité est présenté
    de façon nuancée et longuement discuté dans Ylstoire.

    Selon l'intrigue commune aux deux textes, le secret est révélé successivement par trois personnes: d'abord par le chevalier / Tristan qui parle au duc, puis par le duc qui en parle à la duchesse, et enfin par la duchesse qui fait savoir à la châtelaineque son secret est trahi. Dans la Chastelaine, où seuls comptent l'amour et le couple, il est significatif que le chevalier ne mentionne dans sa plainte finale que lui-même comme coupable (v. 895) et que l'épilogue le confirme en disant expressément que c'est bien lui qui est coupable — et pratiquement le seul coupable:"...

    Side 278

    pable:"...au chevalier tant mesavint / qu'il dist ce que celer devoit" (v. 946-47). Aucune appréciation de la part du duc n'est exprimée, et il disparaît rapidement du récit après avoir enterré les morts. Cette fin illustre que l'entourage du couple se trouve réduit à une simple fonction.

    Par contre, dans Ylstoire, il n'y a pas de doute que la vraie coupable soit la duchesse,
    c'est ce qui ressort des paroles du duc:

    Duchesse, or est vostre malicieux malice descouvert, car parce que vous n'avés peu joîr a vostre plaisir de Tristan mon chevalier, vous avés par envie et par vos faulces jangles |i. e. médisances) aujourd'uy descouvertes les amours (...) tant qu'y sont tous deux mors l'ung pour l'aultre (p. 108-09)

    A y regarder de près, le duc reconnaît que c'est lui-même qui a informé la duchesse du secret, mais il a parlé sans penser à mal (pp. 108 et 109), contrairement à la duchesse qui a "pourchassié tout se meffait par couroulx et envie" (p. 108). Selon lui,c'est donc la duchesse qui "pour habondance de malice et d'envie estoit cause principal de tout celuy piteux meurtre..." (ibid.).

    Ainsi, nous constatons d'abord qu'il revient au duc de proférer la "morale" de l'histoire, et puis que, dans cette version, c'est Yintention qui est le critère dans la répartition de la culpabilité. Par conséquent, Tristan est excusé à cause de ses bonnes intentions, car il a toujours eu "le cuer loyal envers sa tres loyalle dame en amours", comme il le dit (p. 107-08), et la châtelaine, de son côté, va jusqu'à comparer Tristan à "ung angle" (p. 104) dans sa plainte, et quand elle se recommande à Dieu, elle l'inclut dans sa prière (p. 105).

    Dans cette fin de Ylstoire, l'intrigue reçoit une solution religieuse, dans les plaintes de la châtelaine et de Tristan et surtout dans celles du duc. Celui-ci demande le pardon de Dieu "aux ames des deux loyaulx amoureulx". Lui-même veut "laissier le monde et toutes ses vanittés et entrer en religion, pour contempler a servir Dieu en penitance..." (p. 109). Et nous avons déjà cité sa prière qui couronne le tout (voir ci-dessus p. 271).

    Il est à remarquer que, contrairement à ce qui est le cas dans la Chastelaine, l'enterrement des morts n'est pas mentionné dans Ylstoire, probablement parce qu'il s'agit maintenant de l'ordre divin et spirituel et non pas du monde terrestre et matériel qui était la scène de l'intrigue jouée jusqu'à ce moment final. Le registre en était la Court Amoureuse du duc, remplacée à la fin par celui de Dieu et de son "glorieulx royaume". Le duc lui-même abandonne sa cour, dont il était le "roi", et il est logique que Tristan en appelle dans sa plainte finale au "Vray Dieu, roy de tous les roys, tout puissant" (p. 108), c'est-à-dire à cette instance suprême à laquelle se réfère toute la fin de Ylstoire et qui représente la vérité morale plus puissante que le monde faux de la Court Amoureuse.

    Side 279

    Serait-il dès maintenant possible de voir dans la Court Amoureuse une référence
    historique à la cour de Bourgogne et à sa vie artificielle soumise à l'étiquette et
    remplie d'intrigues, à cette cour que décrit ainsi Daniel Poirion:

    ...C'est déjà l'étiquette de la cour d'Autriche, et celle de Versailles. En somme on ne vit pas à la cour, on joue l'existence. Cette vie au second degré, cette représentation préférée à l'improvisation sont comme une interprétation artistique... (p. 156; c'est Poirion qui souligne)

    - et Poirion relève encore l'importance du cérémonial et de l'imagination théâtrale

    Nous avons montré que c'est surtout l'épisode central du rendez-vous épié
    dans Yhtoire qui met en valeur un tel goût pour la mise en scène et la théâtralité.

    Il est curieux de voir aussi que l'auteur de Yhtoire a remplacé la citation de la strophe du châtelain de Coucy par une référence — possible — à la cour de Bourgogne: quand le duc menace de renvoyer Tristan de la cour s'il ne lui dit pas la vérité, celui-ci relève le défi — pour faire preuve de fidélité en disant:

    ...je vous prie que vous m'envoies sur les Sarrazins mestre mon corps contre la puissance
    de tous les adversaires de Jhesucrist, ou que vous me faictes combastre contre quatre de
    vos plus fors et crueulx lions... (p. 93)

    René Stuip se demande entre parenthèses si cette remarque sur une expédition contre les Sarrazins serait une allusion aux projets des ducs de Bourgogne au XVe siècle (Actes, p. 349). Nous pensons que oui et ajoutons que les lions mentionnés pourraient être une allusion à l'emblème de Bourgogne (le lion rampant). Qu'il s'agisse de références à la cour de Bourgogne, historique ou fictive, le fait de remplacer la strophe du châtelain de Coucy par l'allusion aux Sarrazins et aux lions est significatif du changement de perspective de Yhtoire par rapport à la Chastelaine: le monde de l'amour tend à se confondre avec son cadre social, avec la cour du duc.

    Il serait sans doute téméraire de penser que la Court Amoureuse soit directementcalquée sur la cour ducale de Bourgogne et reflète son destin aux alentoursde l'année cruciale de 1477 (où Louis XI tenta de s'emparer de la Bourgogne qui devait faire partie du domaine royal dès le traité d'Arras de 1482). Sans trop insister, relevons cependant, à propos de l'année 1477,1a curieuse coïncidence entre la chute du duché de Bourgogne et le terminus post quem de l'élaboration du manuscrit de Yhtoire. L'abandon final de la cour et de "toutes ses vanittés" par le duc et la solution religieuse, qui comporte une critique implicite de la Court Amoureuse, nous intriguent. Nous avons essayé de voir comment la Court Amoureuse fonctionne dans Yhtoire, et on devine que nous ne pouvons pas approuverRené Stuip qui remarque par exemple: "...l'emploi d'un terme comme la

    Side 280

    court amoureuse (1 lOv) ne dit pas grand'chose; rien dans le texte ne montre que pour l'auteur ce terme a été davantage qu'une étiquette" (Actes, p. 346; idem 10/18, p. 74). Ou bien: "...on a presque l'impression que l'histoire décrite dans la prose du XVe aurait pu se passer aussi bien dans la maison d'un riche bourgeois qu'à la cour d'un duc. Ce duc même a si peu d'importance pour celui qui a écrit notre texte (auteur ou copiste) qu'à plusieurs reprises nous trouvons le roi au lieu du duc" (Actes, p. 350; idem 10/18, p. 76). — En ce qui concerne le duc appeléroi par le narrateur à trois reprises, nous avons vu que cette appellation s'intègredans notre interprétation de la Court Amoureuse, mentionnée trois fois, également. Et le titre de "roi" semble corroboré par celui de "princesse d'amours", attribué à la châtelaine par Tristan.

    On sait que pour Gaston Raynaud, La Châtelaine de Vergi serait le récit d'un scandale arrivé à la cour de Bourgogne entre 1267 et 1272, et que cette version en vers serait un véritable roman à clef (p. 151-53). Nous n'avons pas l'ambition de nous lancer dans des conjectures de ce genre pour notre Istoire de la Chastelaine du Vergier et de Tristan le chevalier, mais l'idée d'un rapport avec la cour de Bourgogne du dernier quart du XVe siècle nous paraît séduisante. Ce qui nous semble certain, c'est que Y Istoire écarte la pseudo-réalité de la cour ducale de Bourgogne en tant que cadre fictif de l'intrigue amoureuse racontée. Dans ce remaniement en prose de la Chastelaine que nous avons interprété ici, la cour ducale est représentée comme une "cour amoureuse", et il n'y a rien d'étonnant, semble-t-il, à voir associée cette cour à la roue de Fortune, dans l'esprit de la châtelaine agonisante.

    ...pour moy deffendre de la Court Amoureuse? Helias, Fortune, je n'ay pas grant cause de moy plaindre de toy, car tu as usé de ton office quy ne tind onques ordre ne regie ne mesure, mais je me doy plaindre d'amours quy ont souffert a mon amy pensser desloyaulté(p.

    C'est la loyauté qui est la valeur positive dans l'univers de Ylstoire, où le secret est nécessaire pour se défendre contre la déloyauté qui règne à la Court Amoureuse. Si notre interprétation est bonne, l'lstoire explique comment les conventions de la cour ont détruit l'amour et, par là, la cour elle-même. Ainsi le récit prend une dimension mythique (étiologique) qui se combine de manière subtile avec les références peut-être historiques à la cour de Bourgogne.

    Jonna Kjœr

    Copenhague

    Side 281


    Notes

    1. Pour une description du codex, voir Henri Omont, ainsi que pour le contenu du recueil: Fol. 1 "Le livre du Conceil des princes"...; fol. 36 "Dit des oyseaulx" ...; fol. 42 "Romant de Ponthus de Galice et de Sydoine de Bretagne"...; fol. 108 "L'istoire de la chastelaine du Vergier et de Tristan le chevalier"...; fol 132 "Le Débat de deux seurs" (...). Incomplet de la fin.

    2. Sur le couple créé au XVIIIe siècle, voir Emil Lorenz (Anhang, p. 117-38). Dans cet ouvrage, Ylstoire n'est l'objet que d'une mention rapide (p. 58-60) basée sur les présentations de Paul Meyer et de Gaston Raynaud.

    3. Dans les citations, c'est toujours nous qui soulignons (sauf avis contraire).

    4. Pour la version de Thomas, nous renvoyons le lecteur à notre étude comparative à paraître dans les Selected Proceedings from the sth Triennial Congress of the International Courtly Literature Society (August, 1986): "Tristrams saga ok Isondar - une version christianisée de la branche dite courtoise du Tristan".

    Side 282

    Résumé

    "L'lstoire de la Chastelaine du Vergier et de Tristan le chevalier" est un remaniement en prose, datant du XVe siècle, du poème la "Chastelaine de Vergi", datant du XIIIe siècle. A partir du nom de Tristan attribué dans la prose au chevalier amant de la châtelaine, cette version est examinée dans le but de cerner ses rapports éventuels avec la légende de Tristan et Iseut. Dans une deuxième phase, le texte de la version en prose est analysé pour lui-même, et l'accent est mis sur son éloignement par rapport à son modèle le plus immédiat, la "Chastelaine de Vergi". Dans l'univers mental et idéologique de la version en prose, la Court Amoureuse, qui est une invention du prosateur, a une fonction importante, puisque la loyauté en amour est détruite par les conventions de cette cour. Dans cette version, c'est la cour de Bourgogne, où se déroule l'action (comme dans la "Chastelaine de Vergi"), qui est appelée la Court Amoureuse. On pourrait se demander si le texte de la prose se réfère implicitement au destin historique de la cour de Bourgogne aux alentours de l'année 1477.

    Bibliographie

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    Novelle e poesie francesi inedite o rarissime del secolo XIV, Firenze (1888).

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    Raynaud, Gaston, éd. La chastelaine de Vergi, poème du XIIIe siècle, 4e éd. revue par Lucien
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    Rychner, Jean. La présence et le point de vue du narrateur dans deux récits courts: Le "Lai
    de Lanval" et la "Châtelaine de Verei", Vox Romanica 39 (1980). 86-103.

    Stuip, René, éd. La Châtelaine de Vergy. Textes établis et traduits par René Stuip, 10/18,
    Série "Bibliothèque médiévale" (1985); Introduction p. 71-80, Texte p. 81-109. (Nous
    citons d'après cette édition en comparant avec le manuscrit).

    Stuip, René. LTstoire de la chastelaine du Vergier, Actes du IVe Colloque international sur
    le moyen français, Amsterdam, Rodopi (1985), 337-59. (p. 354-59: Notes, bibliographie,
    discussion).

    Whitehead, F., éd. La Chastelaine de Vergi, Manchester (1944 et 2e éd. 1951, rpt. 1961); Introduction,
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    Wind, Bartina H., éd. Thomas. Les fragments du roman de Tristan, poème du XIIe siècle,
    Droz, TLF 92, Genève-Paris (1960).

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